Chapitre 2
LA PREUVE D’HONNÊTETÉ
1
Rhéa entra en trombe, traversa la grande pièce de sa masure, passant devant le feu qui couvait sous la cendre, et se tint sur le seuil de sa chambrette, se triturant les cheveux avec affolement. La garce n’avait pas dû l’apercevoir – elle aurait sûrement cessé de piauler ou du moins marqué une légère hésitation, dans le cas contraire –, ça, c’était une bonne chose, mais cette maudite cache s’était scellée à nouveau, et ça, c’en était une mauvaise. Le temps lui manquait pour la rouvrir. Rhéa se dépêcha donc de gagner le lit et, se mettant à genoux, poussa le coffret en dessous, dans l’ombre, le plus loin possible.
Pour sûr, ça suffirait ; jusqu’au départ de Suzie la Rosière, ça suffirait amplement. Souriant uniquement du coin droit de la bouche (le gauche était quasiment paralysé), Rhéa se releva, épousseta sa robe et fut fin prête pour son second rendez-vous de la soirée.
2
Derrière elle, le couvercle non verrouillé du coffret se rouvrit avec un déclic. Par l’interstice d’à peine un pouce, un rai de lumière rosée puisa à l’extérieur.
3
Susan Delgado fit halte à une cinquantaine de mètres de la masure de la sorcière, la sueur qui ruisselait sur ses bras et sa nuque était glacée. N’avait-elle pas aperçu une vieille femme (celle qu’elle venait voir, certainement) dévaler le sentier qui descendait du sommet de la colline ? Elle pensait bien que oui.
N’arrête pas de chanter – quand une vieille se presse de la sorte, c’est qu’elle ne veut pas être vue. Si tu t’arrêtes de chanter, elle saura à coup sûr qu’elle l’a été.
Un instant, Susan crut qu’elle s’arrêterait de chanter de toute façon – que sa mémoire, refermée comme un poing par l’effroi, lui refuserait la suite des paroles de cette romance qu’elle chantait pourtant depuis sa plus tendre enfance. Mais la suite lui revenant, elle reprit et son chant et sa marche :
Autrefois, les soucis étaient loin de moi,
Oh oui, si loin de moi, ils étaient,
Aujourd’hui, mon amour s’en est allé,
Et dans mon cœur, le malheur a laissé.
Une chanson pas très bien choisie pour une pareille nuit, peut-être, mais son cœur allait son chemin sans s’inquiéter beaucoup des desiderata de sa tête. Et il en avait toujours été ainsi. Elle tremblait de se trouver dehors par un tel clair de lune, quand le loup-garou rôdait, disait-on ; elle était effrayée de sa commission et de ce que ladite commission présageait. Pourtant, lorsqu’elle avait gagné la Grand-Route à la sortie d’Hambry et que son cœur l’avait poussée à courir, elle avait couru – dans la clarté de la Lune des Baisers et sa jupe retroussée au-dessus des genoux, elle avait galopé comme un poney, escortée par le galop de son ombre. Elle avait couru un bon quart de lieue, et même davantage, jusqu’à temps que le moindre muscle de son corps lui picote et la moindre goulée d’air ait le goût douceâtre d’un chaud liquide. Et quand elle avait atteint la montée conduisant à cette sinistre hauteur, elle s’était mise à chanter. Parce que son cœur le lui avait dicté. Et en fait, supposait-elle, ça n’avait pas été une si mauvaise idée ; à défaut d’autre chose, cela avait tenu à distance ses pires idées noires. Chanter était un excellent remède.
Elle s’avança jusqu’au bout du sentier, entonnant le refrain d’« Amour Insouciant ». Quand elle pénétra dans la chiche lumière que la porte béante projetait sur le porche, une voix stridente de corneille de pluie retentit dans l’ombre :
— Arrête tes braillements, mamzelle, veux-tu – y se plantent dans ma pauvre cervelle comme un hameçon !
Susan, à qui on avait dit depuis toujours qu’elle avait une jolie voix, don de sa mère-grand sans nul doute, fit immédiatement silence, tout interdite. Elle se tint sur le porche, les mains agrippées au plastron de son tablier, qui dissimulait sa seconde plus belle robe (elle n’en possédait que deux en tout et pour tout). En dessous, son cœur battait la chamade.
Un chat – hideuse créature avec deux pattes de trop qui lui saillaient des flancs comme des fourchettes à toast – fut le premier à apparaître sur le seuil. Il leva les yeux vers elle, parut prendre sa mesure puis déforma son minois qui adopta une expression étrangement humaine : celle du dédain. Il cracha dans sa direction, puis disparut comme l’éclair dans la nuit.
Soit, bonsoir et bon débarras, se dit Susan.
La vieille qu’on l’avait envoyée voir parut à son tour sur le seuil. Elle détailla Susan des pieds à la tête avec la même expression dédaigneuse que son chat, puis s’effaça.
— Entre. Et claque bien la porte. Le vent n’arrête point de l’ouvrir, comme tu vois !
Susan pénétra dans la masure. Elle n’avait pas une envie folle de se claquemurer dans cette pièce malodorante avec la vieille, mais quand on n’avait pas le choix, hésiter était toujours une faute. C’est ce que lui disait son père, que la discussion porte sur les additions et les soustractions ou comment se comporter avec les garçons, lors des bals donnés dans les granges, quand leurs mains devenaient baladeuses. Elle ferma soigneusement la porte et entendit le loquet se mettre en place.
— Alors te voilà, dit la vieille avec un atroce sourire de bienvenue.
C’était un sourire propre à remémorer, même à la fille la plus aguerrie, les contes à dormir debout de sa nourrice – ces contes bons pour l’hiver où des vieilles édentées font bouillir des chaudrons pleins à ras bords d’un liquide vert crapaud. S’il n’y avait pas de chaudron sur le feu dans la cheminée (le feu n’était d’ailleurs plus que l’ombre de lui-même, de l’avis de Susan), la jeune fille pressentait qu’il devait y en avoir eu un, de temps à autre, et elle préférait ne pas songer à ce qui flottait alors à sa surface. Que cette femme soit une vraie sorcière et non une vieille se prétendant telle, Susan en avait été persuadée dès qu’elle avait vu Rhéa rentrer précipitamment dans sa masure, son chat difforme sur les talons. C’était une chose qu’on pouvait presque renifler dans l’air, comme la senteur âcre de la peau de la mégère.
— Assurément, me voilà, dit-elle avec un sourire, qu’elle s’efforça de rendre éclatant et sans peur.
— Et en avance que t’es, ma doucette. Drôlement en avance ! Eh eh eh !
— J’ai couru une partie du chemin. La lune m’a fouetté le sang, je suppose. C’est ce que mon pa aurait dit.
L’horrible sourire de la vieille s’élargit à un point qui évoqua à Susan celui dont les anguilles fraîchement tuées semblent se fendre parfois, juste avant qu’on les plonge dans la marmite.
— Si fait, mais il est mort et enterré depuis cinq bonnes années, Pat Delgado à la barbe rousse comme la tignasse, dont le propre cheval a foulé la vie aux pieds, pour sûr, et qui est entré dans la clairière au bout du sentier aux accents du craquement de ses os en guise de douce musique à son oreille !
Le sourire nerveux de Susan quitta ses lèvres comme si on l’avait giflée en plein visage. Elle sentit des larmes brûlantes lui monter aux yeux, toujours prêtes à couler, à peine mentionnait-on le nom de son pa. Mais elle ne les répandrait pas. Pas devant cette vieille chouette sans cœur, en tout cas.
— Menons rondement notre affaire, dit-elle d’un ton sec qui ne lui était pas coutumier.
Elle avait d’habitude le ton enjoué d’une personne d’un gai naturel, toujours prête à rire. Mais elle était aussi la fille de Pat Delgado, le meilleur meneur de chevaux de l’Aplomb Occidental qu’il y eût jamais eu, et se souvenait parfaitement de son visage ; elle avait donc de la ressource et des forces en réserve si le besoin s’en faisait sentir, comme c’était clairement le cas, à l’heure actuelle. La vieille avait eu l’intention de gratter ses plaies au plus profond, et plus elle verrait ses efforts couronnés de succès, plus elle les redoublerait.
La mégère, entre-temps, observait Susan d’un air rusé, les poings sur les hanches, le chat s’enroulant autour de ses chevilles. Elle avait beau avoir les yeux chassieux, Susan les distinguait suffisamment pour voir qu’ils étaient de la même nuance vert-de-gris que ceux du chat et se demander de quel sinistre tour de magie c’était là le résultat. Elle ressentait un besoin – fort et pressant – de baisser les siens mais n’en fit rien. Si avoir peur était normal, montrer qu’on en éprouvait était parfois une erreur.
— Tu me regardes comme une effrontée, mamzelle, finit par lui dire Rhéa, dont le sourire s’effaça, cédant lentement la place à un froncement de sourcils courroucé.
— Nenni, la mère, répondit Susan avec franchise. Simplement comme quelqu’un qui désire conclure l’affaire pour laquelle elle est venue et prendre congé. Je suis ici à la requête de Sa Seigneurie le Maire de Mejis et de ma tante Cordélia, la sœur de mon père. Mon très cher père, dont je ne supporterai pas qu’on dise du mal devant moi.
— Je dis ce que je veux, fit la vieille.
Ces mots étaient sans réplique, mais non dénués toutefois d’une nuance de servilité. Susan n’y attribua aucune importance particulière ; c’était là un ton que la mégère avait dû adopter sa vie entière et qui lui revenait aussi naturellement que sa façon de respirer.
— J’ai vécu seule très longtemps, maîtresse de moi-même, et, quand ma langue se délie, elle va où elle veut.
— Alors il vaudrait mieux parfois ne point la délier du tout.
Les yeux de la vieille eurent une sale lueur.
— Modère la tienne, espèce de garçon manqué, de peur qu’elle ne meure et pourrisse dans ta bouche et que le Maire n’y songe à deux fois avant de t’embrasser quand il sentira sa puanteur, si fait, même par une lune pareille !
Le cœur de Susan s’emplit d’un étonnement douloureux. Elle était venue ici, tendue vers un seul but : que l’affaire soit conclue le plus rapidement possible, ce rite – qu’on lui avait à peine expliqué – susceptible de n’offrir que souffrance et honte. Et voilà maintenant cette vieille qui la fixait avec une haine non dissimulée. Comment les choses pouvaient-elles avoir tourné si mal et si soudainement ? Ou bien en allait-il toujours ainsi avec les sorcières ?
— Nous avons mal débuté, maîtresse – pouvons-nous tout reprendre depuis le début ? demanda Susan tout à trac, en lui tendant la main.
La mégère resta interloquée mais tendit aussi sa main pour un bref contact : les extrémités ridées de ses doigts effleurèrent les doigts aux ongles courts de la fille de seize ans debout devant elle avec son visage à peau claire et au vif éclat et ses longues tresses qui lui tombaient dans le dos. Susan dut faire un effort pour ne pas grimacer à cet attouchement, si bref fût-il. Les doigts de la vieille étaient glacés comme ceux d’un cadavre, mais Susan avait déjà touché des doigts glacés dans sa vie (« Mains froides, cœur chaud », disait parfois Tante Cord). L’aspect véritablement désagréable résidait dans leur texture, la sensation de chair froide et spongieuse flottant sur les os, comme si la femme à laquelle ils appartenaient s’était noyée et reposait au fond d’un étang.
— Non, non, on reprend rien du tout, dit la vieille. Mais on va peut-être continuer mieux qu’on a commencé. C’est un ami puissant que tu as dans Monsieur le Maire et je ne voudrais point l’avoir pour ennemi.
Du moins, elle est franche, se dit Susan, avant de se moquer d’elle-même.
Cette femme était franche uniquement quand elle était obligée de l’être ; livrée à ses propres désirs et pratiques, elle mentirait à tout propos – sur le temps, les récoltes, les vols d’oiseaux une fois la Moisson venue.
— Tu es arrivée plus tôt que je ne t’attendais et ça m’a mise hors de moi, si fait. Tu m’as apporté quelque chose, mamzelle ? Pour sûr, j’en réponds !
Ses yeux étincelèrent à nouveau, mais ce n’était plus de colère, cette fois.
Susan glissa la main sous son tablier (tellement stupide de mettre un tablier pour aller faire une course au diable Vauvert, mais la coutume l’exigeait) puis dans sa poche. Retenue par un ruban, pour éviter qu’on ne la perde aisément (surtout les jeunes filles poussées soudain à courir au clair de lune, peut-être), il y avait là une bourse. Susan rompit le ruban et sortit la bourse. Elle la déposa sur la paume tendue devant elle, si usée que les rides qui la marquaient étaient presque fantomatiques. Susan prit soin de ne pas toucher Rhéa à nouveau… alors que la vieille la toucherait elle à nouveau, très bientôt.
— C’est le bruit du vent qui te fait frissonner, mamzelle ? demanda Rhéa, bien que Susan sût que son esprit était grandement concentré sur la petite bourse.
Ses doigts s’activaient et tiraient sur le nœud du cordon.
— Oui, c’est le vent.
— Et il y a de quoi. C’est les voix des trépassés que tu entends dans le vent et, quand ils hurlent autant, c’est parce qu’ils regrettent… ah !
Le nœud céda. Elle desserra le cordon et deux pièces d’or dégringolèrent dans sa main. Elles étaient grossièrement frappées – nul n’en avait fabriqué de semblables depuis des générations – mais elles pesaient lourd et les aigles gravés dessus avaient un certain pouvoir. Rhéa en porta une à sa bouche ; retroussant les lèvres et découvrant d’affreux chicots, elle mordit dedans. La mégère examina les légères empreintes que ses dents avaient laissées sur l’or. Pendant quelques secondes, elle s’absorba dans sa contemplation, puis referma les doigts sur son trésor.
Pendant que les jaunets détournaient l’attention de Rhéa, Susan en profita pour jeter un coup d’œil par la porte ouverte sur sa gauche, dans ce qu’elle supposa être la chambre de la sorcière. Et aperçut un étrange phénomène qui la troubla : une lumière rose puisait sous le lit, semblant sortir d’une boîte, quoiqu’elle ne puisse pas complètement…
La sorcière releva les yeux et Susan reporta hâtivement les siens vers un autre coin de la pièce, où un filet suspendu à un crochet contenait quatre fruits blancs bizarres. La vieille se déplaça : son ombre immense et dansante abandonna pesamment cette partie du mur et Susan s’aperçut alors de sa méprise : ces fruits n’étaient rien d’autre que des crânes. Elle se sentit l’estomac légèrement barbouillé.
— Faut me requinquer ce feu, mamzelle. Va derrière la maison et rapporte-moi une brassée de bois sec. Des fagots de bonne taille, c’est ce qu’il nous faut, et viens point gémir que tu peux point les trimballer, bien bâtie comme t’es !
Susan, qui ne se plaignait plus des corvées depuis qu’elle avait cessé de mouiller ses langes, se tut… malgré une furieuse envie de demander à Rhéa si quiconque lui apportait de l’or était illico invité à aller lui chercher du bois. À dire vrai, elle n’y voyait pas d’inconvénient ; l’air du dehors aurait la douceur d’un vin capiteux après la puanteur de la masure.
Elle allait atteindre la porte quand son pied buta contre quelque chose de mou et de chaud. Le chat protesta d’un miaulement. Susan trébucha et manqua tomber. Dans son dos, la vieille émit une série de sons entrecoupés et étranglés que Susan supposa être son rire.
— Attention à Moisi, mon petit chéri ! Filou comme il est ! Et roi du faux pas, qu’il peut être, parfois ! Eh eh eh !
Nouvelle tempête de fou rire.
Le chat, oreilles couchées, fixait Susan de ses larges pupilles vert-de-gris. Et crachait. Susan, peu consciente de ce qu’elle allait faire jusqu’à temps qu’elle l’eût fait, cracha en retour. À l’image de son expression dédaigneuse, la surprise qu’afficha Moisi fut insolitement – et, dans ce cas précis, comiquement – humaine. Il tourna casaque et courut se réfugier dans la chambrette de Rhéa, fouettant l’air de sa queue fourchue. Susan ouvrit la porte et alla dehors chercher le bois. Il lui semblait être ici depuis mille ans et qu’avant de retourner chez elle il s’en écoulerait autant.
4
L’air était aussi doux qu’elle l’avait espéré, plus doux peut-être même et, un instant, elle resta immobile sur le porche, à le respirer, tâchant de se purifier les poumons… et l’esprit.
Après cinq grandes inspirations, elle se bougea. Elle contourna la masure… mais du mauvais côté, semblait-il, car elle ne trouva aucun tas de bois par là. Cependant, à demi enfouie sous une plante grimpante rugueuse et peu ornementale, il y avait une sorte de meurtrière en guise de fenêtre. Située presque à l’arrière de la masure, elle devait donner dans la chambrette-placard de la vieille.
Ne regarde pas là-dedans, ce qu’elle a sous son lit, c’est point tes affaires et si jamais elle t’y prenait…
Elle s’approcha de la fenêtre, malgré les admonestations de sa conscience, et jeta un coup d’œil.
Rhéa n’aurait vraisemblablement pas aperçu le visage de Susan à travers le rideau dense de gros lierre si la vieille souillon avait regardé dans cette direction. Ce qui n’était pas le cas. À genoux, le cordon de la bourse passé entre les dents, elle tendait le bras sous le lit.
Elle en tira une boîte dont elle ouvrit le couvercle, déjà entrebâillé. Sa figure fut alors inondée d’une douce et rose radiance. Susan retint son souffle. Pendant un instant, la vieille eut le visage d’une jeune fille – mais cette jeunesse retrouvée se mêlait de cruauté, c’était le visage d’une enfant obstinée, déterminée à apprendre tout ce qu’il y avait de mauvais au monde et pour de mauvaises raisons. Le visage de la jeune fille que la mégère avait été autrefois, peut-être. La lumière semblait provenir d’une sorte de boule de cristal.
La vieille la regarda, fascinée, quelques instants, les yeux écarquillés. Ses lèvres remuaient comme si elle lui parlait ou même lui psalmodiait quelque chose ; la bourse que Susan avait apportée de la ville, et dont la mégère serrait toujours le cordon entre ses dents, ballait de-ci de-là au gré de ses paroles. Puis, après ce qui parut un grand effort de volonté de sa part, elle referma la boîte, faisant disparaître la lueur rosée. Susan se sentit soulagée – il y avait là quelque chose qu’elle n’aimait pas.
La vieille mit la main en cornet sur la serrure d’argent au centre du couvercle et un bref pinceau d’écarlate darda entre ses doigts. Tout cela sans lâcher le cordon de la bourse. Elle posa alors la boîte sur sa couche, s’agenouilla et commença à passer les mains dans la poussière et la saleté, juste sous le bord du lit. Même si elle n’effleurait le sol que de ses paumes, des traits y apparurent bientôt comme si elle avait utilisé un instrument à dessin. Ces lignes s’obscurcirent, formant des sortes de sillons.
Le bois, Susan ! Va chercher le bois avant qu’elle ne s’aperçoive que tu es partie depuis très longtemps ! Au nom de ton père !
Susan retroussa entièrement sa jupe jusqu’à la taille – elle ne voulait pas que la vieille remarque des traces de poussière ou des feuilles sur ses habits quand elle reviendrait à l’intérieur de la masure, ne tenant pas à répondre aux questions que la vision de telles malpropretés ne manquerait pas d’entraîner – et rampa sous la fenêtre, ses dessous de coton blanc éclatant au clair de lune. Une fois passée, elle se remit debout et s’empressa de gagner sans bruit l’arrière de la masure. Elle découvrit le tas de bois sous une vieille peau de bête empestant la moisissure. Elle choisit une demi-douzaine de bûches de taille respectable et les bras ainsi chargés revint vers le devant de la maison.
Quand elle entra, se positionnant de biais pour faire franchir la porte à son fardeau sans en laisser choir une partie, la vieille, de retour dans la pièce principale, fixait d’un air maussade le feu, réduit pour l’heure à de simples braises. Nulle trace de la bourse.
— T’as pris ton temps, mamzelle, fit Rhéa, continuant à regarder dans l’âtre, comme si Susan comptait pour des prunes…
Mais elle tambourinait du pied sous l’ourlet crasseux de sa robe, les sourcils froncés.
Susan traversa la pièce, guettant de son mieux par-dessus la pile de bûches dont elle était chargée. Cela ne l’aurait pas du tout surprise de voir le chat rôder dans les parages, espérant la faire trébucher.
— J’ai aperçu une araignée, dit-elle. J’ai secoué mon tablier pour la faire partir. Je les déteste tant que je supporte point d’en voir.
— Tu verras tout bientôt une chose que t’aimeras point davantage, et peut-être même, encore moins, fit Rhéa, souriant de son rictus unilatéral, si particulier. Ça sortira de la chemise de nuit de Thorin, raide comme un bâton et rouge comme la rhubarbe ! Eh eh eh ! Attends une minute, ma fille ; bons dieux, t’en as rapporté assez pour nourrir le feu de joie d’un Jour de Fête.
Rhéa prit deux grosses bûches sur le tas de Susan, les jetant avec indifférence sur les charbons ardents. Les braises voltigèrent en spirale dans le conduit obscur et ronflant légèrement de la cheminée. Et voilà, t’as éparpillé le peu qui restait de ton feu, pauvre vieille idiote, et il va falloir qu’on le rallume à tous les coups, songea Susan. Mais Rhéa tendit une main, doigts écartés, dans l’âtre, prononça un mot guttural et les bûches s’embrasèrent comme si on les avait imbibées de pétrole.
— Pose le reste là-bas, dit-elle en désignant le coffre à bois. Et fais bien attention de ne point mettre des éclats partout, mamzelle.
Quoi, salir une telle propreté ? se dit Susan, se mordant l’intérieur des joues pour refréner le sourire qui lui montait aux lèvres.
Rhéa avait dû le sentir, cependant ; quand Susan se redressa, la vieille l’observait avec l’expression sévère de celle qui en sait long.
— Bon, petite maîtresse, venons-en à notre affaire et finissons-en. Sais-tu pourquoi tu es venue ici ?
— Pour faire plaisir au Maire Thorin, répéta Susan, sachant que ce n’était pas là la vraie réponse.
Elle avait peur à présent – beaucoup plus que lorsqu’elle avait regardé par la fenêtre et surpris la vieille à roucouler à sa boule de verre.
— Sa femme est devenue stérile depuis qu’elle n’a plus ses règles. Il veut avoir un fils avant que lui aussi ne soit plus capable de…
— Fi, fi, billevesées que tout cela, épargne-moi ces âneries et ces beaux discours. Il veut des tétons et un cul qui tremblotent point comme de la gelée sous la main et une boîte à ouvrage qui lui agrippe bien ce qu’il y fourrera. S’il est encore suffisamment homme pour y fourrer quelque chose. Si un fils sort de là, si fait, très bien, il te le donnera à garder et à élever, le temps qu’il soit assez grand pour aller à l’école, après tu le reverras plus jamais. Si c’est une luronne, il te la prendra à coup sûr et la donnera à son nouveau factotum, le bancroche aux cheveux de fille, pour qu’il la noie dans le premier trou d’eau venu.
Susan la dévisagea, scandalisée au-delà de toute mesure.
La vieille éclata de rire en surprenant ce regard-là.
— T’aimes point entendre la vérité, hein ? T’es point la seule, mamzelle. Mais c’est comme ci et pas comme ça ; ta tantine a toujours été une sacrée finassière et elle a su drôlement y faire avec Thorin et le trésor de Thorin. L’or que t’as vu, c’est point le mien… et ce sera point le tien non plus, si t’ouvres pas l’œil et le bon ! Eh eh eh ! Allez, enlève-moi cette robe !
Je ne veux pas lui brûlait les lèvres, mais ensuite, quoi ? Être renvoyée de la masure (et être renvoyée comme elle y était venue ou presque, et non sous la forme d’un lézard ou d’un crapaud, était le mieux qu’elle pouvait espérer) puis expédiée dans l’Ouest comme elle était à présent, sans même les deux pièces d’or qu’elle avait apportées ? Et ce n’était là que le moins de l’affaire. Le plus, c’était qu’elle avait donné sa parole. Susan avait d’abord résisté, mais quand Tante Cord avait invoqué le nom de son père, elle avait cédé. Comme toujours. Elle n’avait vraiment pas le choix. Et quand on n’avait pas le choix, hésiter était toujours une erreur.
Elle brossa le plastron de son tablier où s’accrochaient des débris d’écorce, puis le dénoua et l’enleva. Elle le plia, le rangea sur un petit agenouilloir noir de suie, près de l’âtre, et déboutonna sa robe jusqu’à la taille. Elle dégagea ses épaules et, la faisant glisser, la quitta d’un léger bond. Après l’avoir pliée, elle la déposa sur le tablier, tâchant de ne pas être gênée par l’avidité avec laquelle Rhéa du Cöos la dévorait des yeux à la lueur du feu. Le chat traversa nonchalamment la pièce, ses grotesques pattes en surplus ballottant comme une paire de pompons, et vint se coucher aux pieds de Rhéa. Dehors, le vent soufflait en rafales. Il faisait bon près du foyer, mais Susan n’en avait pas moins froid, comme si le vent avait réussi d’une façon ou d’une autre à la transpercer.
— Presse-toi, ma fille, au nom de ton père !
Susan fit passer sa chemise par-dessus sa tête, la rangea, pliée, sur la robe, ne gardant que ses dessous, les bras croisés sur ses seins. Le feu badigeonnait ses cuisses d’une chaude teinte orangée, le tendre creux des genoux formant de noirs cercles d’ombre.
— Et elle est point encore toute nue ! croassa la vieille corneille en ricanant. Voyez-moi ça, en voilà t’y pas du tralala ! Ah que oui, très, très joli ! Allez, ouste, ôte-moi ces dessous, petite maîtresse, et montre-toi comme le jour où t’as glissé du ventre de ta mère ! Bien qu’en ce temps-là, t’avais point autant de mignardises pour faire saliver Hart Thorin et ses pareils, hein ? Eh eh eh !
Se sentant prisonnière d’un cauchemar, Susan fit ce qu’on lui dit. Avec son mont de Vénus et sa toison à découvert, garder les bras croisés sur sa poitrine lui parut idiot. Elle les abaissa.
— Ah, pas étonnant qu’il te veuille ! s’exclama la vieille. T’es une vraie beauté ! Qu’est-ce que t’en dis, Moisi ?
Le chat miaula un waow.
— T’as les genoux sales, dit soudain Rhéa. Comment ça se fait ?
Susan connut un instant d’atroce panique. Elle avait retroussé ses jupons pour mieux ramper sous la fenêtre de la mégère… et, ce faisant, elle s’était trahie.
Puis une explication lui vint et elle l’énonça d’un ton assez calme.
— En apercevant votre maisonnette, j’ai été saisie de crainte. Je me suis agenouillée pour prier et j’ai soulevé ma jupe pour ne point la gâter.
— Je suis touchée – qu’on veuille garder ses vêtements propres pour quelqu’une comme moi ! Comme tu es bonne ! T’es bien d’accord avec moi, hein, Moisi ?
Le chat refit waow. Puis se mit à se pourlécher une patte de devant.
— Continuez, fit Susan. On vous a payée pour ça et j’obéirai, mais arrêtez de me taquiner et finissons-en.
— Tu sais parfaitement ce que je dois faire, petite maîtresse.
— Non, dit Susan.
Elle avait à nouveau des larmes brûlantes au fond des yeux, mais elle ne les laisserait pas couler. Pas question.
— J’ai une vague idée, mais quand j’ai demandé à Tante Cord si je ne me trompais point, elle m’a dit que vous vous chargeriez de mon éducation à cet égard.
— Elle avait peur que les mots lui salissent la bouche, hein ? Bon, très bien. Ta Tante Rhéa n’est point assez gentille pour taire ce que ta Tante Cordélia n’a pas voulu te dire. Je dois m’assurer que tu es physiquement et spirituellement intacte, mamzelle. La preuve d’honnêteté, les anciens appelaient ça, et c’est fort bien trouvé. Voilà. Approche.
Susan fit deux pas en avant avec répugnance, si bien que ses orteils nus effleurèrent les pantoufles de la vieille et ses seins nus, sa robe.
— Si un diable ou démon t’a pollué l’esprit, chose qui pourrait vicier l’enfant que tu porteras vraisemblablement, il a laissé une marque derrière lui. Le plus souvent, c’est un suçon ou une morsure d’amour, mais il y en a d’autres… ouvre la bouche !
Susan fit ce qu’on lui demandait. La vieille se pencha tout près et la puanteur qui émanait d’elle était si forte que la jeune fille sentit son estomac se contracter. Elle retint son souffle, priant que la chose finisse vite.
— Tire la langue.
Susan s’exécuta.
— Maintenant souffle-moi au visage.
Susan exhala une haleine longtemps contenue. Rhéa l’inspira puis, par bonheur, recula un peu la tête. Elle s’était tenue suffisamment près de Susan pour que cette dernière aperçoive les poux qui sautillaient dans ses cheveux.
— Assez douce, dit la vieille. Pour sûr, un vrai régal. Maintenant tourne-toi.
Susan obéit et sentit la vieille sorcière lui parcourir le dos jusqu’aux fesses de ses doigts aux extrémités aussi froides que de la pierre.
— Penche-toi et écarte bien les miches, mamzelle. Sois point timide, Rhéa a vu plus d’un trou de lune en son temps !
Le visage écarlate – elle sentait battre son pouls au milieu du front et au creux des tempes –, Susan s’inclina. Elle sentit alors l’un de ces doigts cadavériques s’insinuer dans son anus comme un aiguillon. Susan se mordit les lèvres pour ne pas crier.
Dieu merci, l’exploration fut brève… mais serait suivie d’une autre, redoutait Susan.
— Tourne-toi.
Ce qu’elle fit. La vieille passa les mains sur les seins de Susan, donnant du pouce une chiquenaude aux mamelons, avant de les soulever pour examiner attentivement l’en dessous. Rhéa faufila ensuite l’un de ses doigts au creux du nombril de la jeune fille, puis retroussant sa propre jupe, elle tomba à genoux, grognant sous l’effort. Elle palpa les jambes de Susan par-devant, puis par-derrière. Elle parut faire un sort à la zone juste au-dessous des mollets, là où couraient les tendons.
— Lève le pied droit, ma fille.
Susan obéit ; un rire hurlé lui échappa nerveusement au moment où Rhéa lui griffa de l’ongle du pouce la distance du cou-de-pied au talon. La vieille lui écarta les orteils, regardant entre chaque paire.
Après avoir soumis l’autre pied au même traitement, la vieille – toujours à genoux – annonça :
— Tu sais ce qui vient ensuite.
— Si fait.
L’affirmation se pressa sur ses lèvres tremblantes.
— Tiens-toi tranquille, mamzelle – tout le reste est parfait, propre comme de l’écorce de saule que t’es, mais on arrive maintenant au doux réduit qui est tout ce dont Thorin se soucie ; nous en sommes là où l’honnêteté doit vraiment se prouver. Alors ne bouge plus !
Susan, fermant les yeux, pensa aux chevaux galopant sur l’Aplomb – ils avaient beau être nominativement ceux de la Baronnie, sous la garde de Rimer, Chancelier de Thorin et Ministre de l’Inventaire des Biens de la Baronnie, les chevaux n’en savaient rien ; ils se croyaient libres et, si l’on est libre dans son esprit, qu’importe le reste ?
Que je sois libre dans mon esprit, aussi libre que les chevaux qui galopent sur l’Aplomb et qu’elle ne me fasse aucun mal. Je vous en prie, ne la laissez point me faire de mal. Et, si elle m’en fait, aidez-moi, s’il vous plaît, à le supporter en silence, comme la décence le veut.
Les doigts glacés écartèrent le duvet, plus bas que son nombril ; ils marquèrent un temps puis deux d’entre eux se faufilèrent en elle. Ce fut douloureux, mais bref. La douleur n’était pas si terrible ; elle s’était fait beaucoup plus mal en se cognant l’orteil ou s’éraflant les tibias en se rendant aux cabinets au milieu de la nuit. Le pire côté de la chose, c’était l’humiliation et sa répulsion à être touchée par la vieille Rhéa.
— Calfatée serré que t’es ! s’écria Rhéa. Bonne comme jamais ! Mais Thorin y pourvoira, et comment ! Quant à toi, ma fille, je vais te dire un secret que ta tante à chichis avec son long pif, sa chatte en cul de poule et ses tétés pas plus gros que des groseilles à maquereau n’a jamais su : point n’est besoin à une fille encore intacte de se refuser un petit frisson par-ci par-là, suffit qu’elle sache s’y prendre !
Au moment où la mégère retirait ses doigts, elle les referma délicatement sur la petite protubérance charnue à l’entrée de la fente de Susan. Pendant une seconde terrifiante, Susan crut qu’elle allait la pincer à cet endroit sensible entre tous et qui lui coupait parfois le souffle en frottant contre le pommeau de sa selle quand elle montait à cheval. Mais, au lieu d’un pinçon, les doigts se livrèrent à des caresses… puis à une légère pression… et la jeune fille horrifiée ressentit une chaleur, loin d’être déplaisante, s’allumer dans son ventre.
— Un vrai petit bourgeon de soie, si fait, roucoula la vieille, dont les doigts indiscrets s’activèrent.
Susan sentit ses hanches et son bassin se mettre en mouvement, comme animés d’une vie propre ; elle revit le visage avide et déterminé de la vieille, rose comme celui d’une putain sous un bec de gaz, quand elle s’était penchée sur le coffret ouvert ; elle revit la bourse aux pièces d’or pendouillant par son cordon des lèvres fripées comme un morceau de chair qu’elle aurait dégurgité et la chaleur qu’elle ressentait disparut subitement. Elle se recula en tremblant comme une feuille, les bras, le ventre et les seins couverts de chair de poule.
— Vous avez terminé ce pour quoi on vous a payée, dit Susan, d’un ton sec et bourru.
Le visage de Rhéa se crispa.
— C’est point toi qui me diras pour sûr, nenni ou peut-être, petite impudente ! Je sais quand j’en ai fini, moi, Rhéa, Son Étrangeté du Cöos et…
— Tais-toi et relève-toi si tu ne veux point que je t’expédie d’un coup de pied dans le feu, monstre de la nature.
La vieille retroussa les babines en un rictus canin sur ses rares chicots et Susan prit soudain conscience qu’elle et la sorcière étaient revenues à leur point de départ : prêtes à s’arracher mutuellement les yeux.
— Amuse-toi à lever la main ou le pied contre moi, impertinente connasse, et tu quitteras ma maison sans mains, sans pieds et aveugle des deux yeux.
— Je ne doute mie que vous le puissiez, mais Thorin en serait fort dépité, répliqua Susan.
Pour la première fois de sa vie, elle invoquait le nom d’un homme pour se protéger. S’en apercevoir la rendit toute honteuse… insignifiante en quelque sorte. Elle ignorait le pourquoi de la chose, d’autant plus qu’elle avait accepté de partager sa couche et de porter son enfant, mais cela était.
Le visage couturé de la vieille s’escrima jusqu’à une parodie de sourire, pire que son rictus furibond. Prenant appui sur le bras de son fauteuil, haletant comme un soufflet de forge, Rhéa se remit debout. De son côté, Susan commença à se rhabiller en hâte.
— Si fait, dépité qu’il serait. Peut-être que t’as raison, mamzelle ; j’ai passé une étrange soirée qui a réveillé en moi des choses qu’il vaut mieux laisser en sommeil. Quoi qu’il eût pu se passer d’autre, prends-le comme un compliment à ta jeunesse et à ta pureté… et à ta beauté, aussi. Si fait. T’es une vraie splendeur, aucun déni n’est permis. Dis-moi un peu, tes cheveux… quand tu les dénoues, comme tu le feras pour Thorin, j’intuite, quand tu coucheras avec lui… ils brillent comme le soleil, hein ?
Si Susan ne se voyait pas forcer la mégère à cesser ses minauderies, elle ne tenait pas non plus à encourager ses compliments serviles. Surtout pas quand elle lisait encore de la haine dans les yeux chassieux de Rhéa, et quand elle sentait encore les doigts de la vieille femme lui ramper sur la peau comme des blattes. Aussi se tut-elle, se contentant d’entrer dans sa robe, de l’agrafer sur ses épaules et de commencer à la reboutonner.
Rhéa saisit peut-être le cours de ses pensées car son sourire disparut et elle montra par ses manières qu’elle revenait à son affaire. Susan fut fort soulagée de ce changement.
— Bon, peu importe. Tu as prouvé ton honnêteté ; tu peux te rhabiller et t’en aller. Mais pas un mot à Thorin de ce qui s’est passé entre nous, attention ! Ce qui se dit entre femmes ne doit point troubler l’oreille des hommes, surtout des puissants comme lui.
Cependant, à ces mots, Rhéa ne put retenir un ricanement spasmodique. Susan se demanda si la vieille s’en rendit compte ou pas.
— Nous sommes bien d’accord ?
Tout ce que tu voudras, tant que je peux sortir d’ici et m’en aller le plus loin possible de toi.
— Vous déclarerez que j’ai fourni la preuve ?
— Si fait, Susan, fille de Patrick. Ainsi ferai-je. Mais ce n’est point ce que je dis qui compte. Maintenant… attends… j’ai quelque part ici…
Elle farfouilla à tâtons le long du manteau de la cheminée, poussant de-ci de-là des bouts de chandelle collés sur des soucoupes fêlées, soulevant une lanterne au kérosène, puis une torche électrique, s’attardant à regarder le dessin d’un jeune garçon avant de le mettre de côté.
— Où donc est p… mais où… arrgghhh… ah ! ici !
Elle s’empara avidement d’un bloc à la couverture noire de suie (où CITGO était imprimé en antiques lettres d’or) et d’un bout de crayon. Elle feuilleta le bloc jusqu’à la dernière page ou presque, avant d’en dénicher une vierge. Elle gribouilla quelque chose dessus, puis arracha la feuille de la spirale métallique. Elle la tendit à Susan qui la prit et y jeta un coup d’œil. Elle ne comprit pas tout de suite le mot qui y était scribouillé :
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, tapotant le petit dessin.
En dessous, il y avait un symbole :
— La marque de Rhéa. On la connaît dans six Baronnies à la ronde, pour sûr, et on ne peut point la copier. Montre ce papier à ta tante. Puis à Thorin. Si jamais ta tante veut te le prendre pour le montrer à Thorin elle-même – je la connais bien, tu vois, elle et ses manières autoritaires –, dis-lui non, que Rhéa a dit que non, qu’elle ne doit point en avoir la garde.
— Et si Thorin le veut ?
Rhéa haussa les épaules en une fin de non-recevoir.
— Qu’il le garde, qu’il le brûle ou qu’il s’en torche le cul, peu me chaut, c’est tout un. Comme pour toi, c’est rien qu’un chiffon de papier, car tout du long tu as su que tu étais honnête, pas vrai ?
Susan approuva du chef. Une fois, en rentrant du bal, elle avait laissé un garçon glisser sa main sous sa chemise quelques instants, et alors ? Elle était une honnête fille. Et dans plus d’un sens que ne l’entendait cette méchante créature.
— Mais ne perds point ce papier. À moins que tu ne tiennes à me revoir et à en repasser par là une seconde fois.
Les dieux fassent périr cette idée dans l’œuf, songea Susan qui repoussa avec succès un frisson. Elle mit le papier dans sa poche où il prit la place de la bourse.
— Maintenant, viens jusqu’à la porte, mamzelle.
Rhéa fit mine de vouloir prendre Susan par le bras, mais se ravisa. Les deux femmes gagnèrent la porte côte à côte, prenant garde de ne pas se toucher au point d’en paraître gauches. Une fois sur le seuil, Rhéa agrippa le bras de Susan pour de bon. Puis, de l’autre main, elle lui désigna le disque d’argent qui brillait au-dessus du sommet du Cöos.
— La Lune des Baisers, dit Rhéa. Le mitan de l’été.
— Oui.
— Dis bien à Thorin qu’il ne te prenne ni dans son lit, ni sur une meule de foin, le plancher de la souillarde ni nulle part ailleurs, tant que la Lune du Démon ne sera point pleine dans le ciel.
— Pas avant la Moisson ?
C’était à trois mois de là – une éternité, aux yeux de Susan. Elle s’efforça de dissimuler le plaisir que lui procurait ce délai. Elle avait cru que Thorin mettrait un terme à sa virginité au lever de la lune, la nuit suivante. Elle n’était pas aveugle et voyait bien les regards qu’il lui jetait.
Rhéa, entre-temps, observait la lune, semblant se livrer à des calculs. Elle porta la main sur la longue chevelure de Susan qu’elle caressa. La jeune fille endura la chose du mieux qu’elle put et, juste à l’instant où elle sentit qu’elle n’allait plus la supporter, Rhéa retira sa main en opinant.
— Si fait. Non seulement, pas avant la Moisson, mais pas avant la vraie fin de año – la Nuit de la Fête. Dis-lui qu’il pourra t’avoir après le feu de joie. Tu as bien compris ?
— La vraie fin de año, oui.
Elle avait un mal fou à contenir sa joie.
— Quand le brasier du Cœur Vert et le dernier des pantins aux mains rouges ne seront plus que cendres, continua Rhéa. Alors seulement, mais pas avant. Dis-le-lui bien.
— Je le lui dirai.
Rhéa avança à nouveau la main et caressa une fois encore les cheveux de Susan. Celle-ci ne rechigna pas. Après d’aussi bonnes nouvelles, se dit-elle, il aurait été mesquin de le faire.
— À partir de maintenant et jusqu’à la Moisson, tu emploieras ton temps à méditer et à rassembler tes forces pour engendrer l’enfant mâle que désire le Maire… ou bien à chevaucher le long de l’Aplomb pour y cueillir les dernières fleurs de ta vie de jeune fille. Tu m’as bien comprise ?
— Oui, dit Susan avec une révérence. Grand merci, sai.
Rhéa fit un geste de la main comme pour chasser une flatterie.
— Mais pas un mot de ce qui s’est passé entre nous, souviens-t’en. Cela ne regarde personne d’autre que nous deux.
— Je ne dirai mie. Notre affaire est finie ?
— Eh bien… peut-être qu’il reste encore un tout petit rien…
Rhéa, souriant pour bien montrer qu’il s’agissait d’une bricole, leva la main gauche à hauteur des yeux de Susan, joignant trois doigts et en détachant un. Scintillant dans la fourche ainsi formée, on voyait une médaille d’argent sortie apparemment de nulle part. La jeune fille ne put en détacher les yeux. Du moins, jusqu’à ce que Rhéa ait prononcé un certain mot guttural.
Alors elle les ferma.
5
Rhéa observa la jeune fille profondément endormie sous le porche, au clair de lune. Alors qu’elle remettait la médaille dans sa manche (ses vieux doigts gourds savaient faire preuve de dextérité quand c’était nécessaire, si fait), son expression affairée céda la place à une fureur concentrée qui lui fit plisser les yeux. Tu m’expédierais d’un coup de pied dans le feu comme rien, hein, sale gourgandine ? Et tu t’en irais tout blablater à Thorin ? Mais les menaces et l’impertinence de Susan n’étaient point ce qu’il y avait de pire. Le pire avait été sa moue de répugnance quand elle s’était reculée pour échapper au contact de Rhéa.
Trop bien pour Rhéa, qu’elle était ! Et elle devait se croire trop bien pour Thorin sans doute avec ses seize ans et ses beaux cheveux blonds qui lui tombaient aux épaules, crinière dans laquelle Thorin devait rêver de plonger ses mains tout en la besognant, fourré en elle.
Elle ne pouvait faire autant de mal à cette fille qu’elle l’aurait voulu et que Susan le méritait ; à défaut d’autre chose, Thorin lui reprendrait la boule de cristal et ça, Rhéa ne le supporterait pas. Pas encore, de toute façon. Mais, si elle ne pouvait point toucher à la fille, elle pouvait s’arranger pour gâcher le plaisir que Thorin prendrait d’elle, un certain temps du moins.
Rhéa se pencha tout près de Susan, saisit la longue tresse qui lui tombait dans le dos et se mit à la faire glisser dans son poing serré, jouissant de sa douceur de soie.
— Susan, murmura-t-elle. Tu m’entends, Susan, fille de Patrick ?
— Oui, fit-elle, sans ouvrir les yeux.
— Alors, écoute.
La clarté de la Lune des Baisers tombait sur la tête de Rhéa, la métamorphosant en un crâne d’argent.
— Écoute-moi bien et souviens-t’en. Souviens-t’en dans la grotte profonde où ton esprit ne pénètre jamais pendant l’éveil.
Elle lissa la tresse entre ses mains, encore et encore. Douce et soyeuse, comme le petit bourgeon qu’elle avait entre les cuisses.
— Souviens-t’en, répéta la fille sur le seuil.
— Pour sûr. Tu feras quelque chose une fois qu’il t’aura pris ta virginité. Tu le feras immédiatement, sans même y penser. Et maintenant, écoute-moi, Susan, fille de Patrick. Et entends-moi bien.
Sans cesser de lui caresser les cheveux, de ses lèvres flétries, Rhéa chuchota à Susan quelque chose dans le pavillon de l’oreille, au clair de lune.